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L’entreprise libérée, le management par le chaos ?

L’entreprise libérée ne doit pas être naïve. Elle ne libère pas que les talents. Elle libère aussi les pulsions et egos de chacun. Par Jean-Marie Caillaud, Psychologue du Travail et des Organisations.


Peut-on se libérer de la hiérarchie ?

Quand j’étais à l’Université, j’étais passionné par les cours de Psychologie sociale. Comprendre comment les individus et les groupes interagissent entre eux a pour moi quelque chose de fascinant.

Souvent, pour des raisons d’éthique (et d’échelle) on teste les paradigmes et hypothèses de recherche sur des animaux plutôt que des humains. Oui l’Homme est un animal doué de raison, mais il reste un animal quand même, donc sans avoir à extrapoler les résultats des expérimentations, on obtient toujours a minima des pistes de réflexion.

Je me souviens d’une expérience où l’on constituait au hasard des groupes de 6 souris pour étudier leurs interactions. Imaginez plusieurs grandes boites, avec des souris qui vivent à l’intérieur et qui interagissent entre elles.

Dans chaque boite, la même organisation s’est mise en place naturellement. Sur les 6 souris, on observait les mêmes prises de position. Rapidement apparaissaient 2 leaders dominants, 1 individu neutre, et 3 dominés.

Systématiquement. Dans toutes les boites.

Alors est-ce que certains individus étaient déterminés à s’affirmer naturellement comme dominants dans tous les cas ? On a voulu creuser.

On a pris 6 leaders parmi plusieurs boites différentes et on les a mis ensemble. Et là, la même organisation s’est mise en place parmi ces 6 individus : 2 leaders, 1 neutre, et 3 dominés.

Ceux qui étaient tous leaders dans leur précédent groupe adoptaient entre eux exactement le même schéma social.

On a reproduit l’expérience en ne prenant que des individus neutres ou bien que des individus qui s’étaient comportés comme des dominés, et à chaque fois la même hiérarchie se mettait en place. Jamais avec les mêmes individus, mais toujours la même structure.

Une hiérarchie naturelle. Fascinant !

Sommes-nous des souris ? Non. Avons-nous envie d’être dominés ? Non plus. Mais une organisation peut-elle survivre sans hiérarchie ?

L’entreprise libérée, c’est la responsabilisation

« Qu’est-ce que la promesse de l’entreprise libérée ? Rendre l’entreprise plus performante avec des employés libérés de la hiérarchie et du contrôle. »

Donner de la liberté permet à chacun d’exprimer des choses qu’il ou elle n’aurait pas pu exprimer dans un cadre de travail trop défini. On abolit la hiérarchie, on abolit les managers, on abolit le contrôle, et l’on fait confiance aux salariés pour atteindre leurs objectifs dans une démarche « test and learn ».

Pour autant cette démarche s’appuie sur un des postulats les plus naïfs du monde, qui est que votre prochain vous veut forcément du bien. Déjà dans une entreprise possédant un management et une culture plus « traditionnelle », qui peut dire qu’il n’a jamais rencontré d’élément toxique dans une équipe ? De collègue qui cherche à vous mettre des bâtons dans les roues pour se faire mousser ? De manager qui souffre d’un syndrome de dieu tout-puissant ?

Oui, ces personnalités existent également dans l’entreprise libérée, comme dans toutes les entreprises. Et en libérant les individus qui composent une organisation, on libère des élans extrêmement positifs, j’en suis convaincu. Mais on libère également des pulsions particulièrement négatives, et on ouvre la porte à toute une catégorie de comportements néfastes.

Les egos des individus ne disparaissent pas « par magie » en libérant l’entreprise.

Et croire que le manager est là pour imposer de la pression, c’est penser l’entreprise comme une bien pauvre machine. Apporter un cadre permet à chacun de s’exprimer librement à l’intérieur de ce cadre, et de se préserver du chaos de l’entreprise.

Dans une entreprise libérée, chacun est responsable de soi-même (c’est l’idée), mais il faut bien travailler ensemble. Ce qui fait que tout le monde est responsable de tout le monde. Et la pression sociale est bien la pire pression qu’un individu puisse subir…

On prend souvent l’exemple de Zappos comme référence de l’entreprise libérée (étant allée jusqu’à l’aboutissement de la démarche : l’holocracie). On oublie de dire qu’ils ont multiplié leur turnover par un coefficient allant de x5 à x10 en fonction des années de référence.

Les gens ne sont ni idiots ni naïfs

Doit-on condamner toute forme de management ? Non. Doit-on libérer toutes les entreprises ? Non plus.

L’apport du courant de l’entreprise libérée, associé à la liberté de parole permise par les nouvelles technologies, a permis aux salariés de s’émanciper des pratiques abusives. Un abus de management, ça se saura un jour ou un autre. Particulièrement en France, où le statut des salariés en CDI est particulièrement protégé : tôt ou tard, les salariés peuvent s’exprimer. Sur les réseaux sociaux, dans les medias, dans leur(s) communauté(s). Ceci joue un rôle de « coupe-circuit » pour le cas où une structure managériale disjoncterait.

Nous devons d’avantage travailler à une forme de management qui apporte de la liberté tout en donnant un cadre protégeant les collaborateurs, mais qui permette également de fixer des objectifs précis à atteindre pour chacun tout en donnant des directions pour les atteindre. Que mettons-nous derrière le terme « liberté » des collaborateurs ? Il faut un cadre de travail souple et poreux, qui permet l’échange, la prise d’initiative et la communication entre les différentes équipes. Il faut s’inspirer des pratiques agiles et mettre en place des rétrospectives pour identifier ce qu’on a bien fait, ce qui n’a pas du tout marché, et ce que l’on peut améliorer.

Mais il ne faut pas croire qu’il suffit de supprimer le management pour créer du bonheur, ni de la richesse.

Rien n’est tout noir ou tout blanc. Comme le disait Jean-Jacques Goldman, nous sommes ici « entre gris clair et gris foncé » : tentons d’adopter une approche mixte, pragmatique et agile, qui tire le meilleur de différents modèles.

Les managers sont mal équipés

La plupart des managers ne demandent qu’à donner d’avantage de liberté à leurs collaborateurs. Mais leur direction leur impose souvent des objectifs précis et chronométrés. Les managers sont souvent ceux qui subissent la pression, mais la majorité d’entre eux ont le souci de préserver la qualité de travail de leur équipe et de ne pas leur faire sentir cette pression.

Doit-on supprimer ceux qui sont des soupapes ou mieux les outiller ? Pris entre la volonté de donner un management « agile » à leurs collaborateurs et soumis au management de leur propre direction, qui est souvent beaucoup plus directif (tiens c’est la même racine grammaticale, ça doit être normal ?), les managers sont entre l’enclume et le marteau, et sont ceux qui ont le plus besoin d’aide.

Les managers doivent voir leur rôle passer de pur « contrôlant » à « coach bienveillant », mais ils ont pour cela besoin d’être accompagnés eux-mêmes, et de recevoir la liberté nécessaire.

Avant de libérer l’entreprise, essayons déjà de libérer les managers. L’ensemble des salariés y gagnera.

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